mercredi 8 août 2007

Shanghai blues

Il aura fallu plus de vingt ans pour que le public français découvre enfin dans de bonnes conditions Shanghai Blues. Après avoir vu ce sixième film de Tsui Hark, on mesure l'aberration de ce fait. L'éditeur dvd a raison d'indiquer sur la jaquette " le chef d'œuvre inédit de Tsui Hark ".
La carrière du cinéaste a connu des échecs et des succès. Ses trois premiers films, Butterfly murders, Histoire de cannibales et L'Enfer des armes ont été des bides monumentaux au box office. Dans une contrée comme Hong Kong, un échec commercial signe la fin d'une carrière, ou pire un " exil " à Taiwan, comme en a été contraint King Hu au milieu des années 1970. Tsui a continué à travailler au sein de l'industrie, pour la CCC (Cinéma City & Films Company) en tournant All the wrong clues écrit et produit par Raymond Wong (l'acteur-producteur, pas le compositeur). Ce film attira un large public. Comédie policière située dans les années 1930, All the wrong clues était interprété par Teddy Robin, figure locale du divertissement. Robin réalisera une suite (All the wrong spies) que produira Tsui Hark et dans laquelle il jouera un petit rôle. Plus tard, Teddy Robin produira Twin dragons en 1992 où il sera partenaire de Jackie Chan pour son rôle de Tyson (ou Tarzan, dans les sous-titres français). Twin dragons, comédie du Nouvel An est à ce jour, hélas, son plus gros succès au box office hongkongais.
Tsui Hark se sent pousser des ailes et réalise son premier grand film, le génial Zu, les guerriers de la montagne magique. Las, le film est un bide. Retour à la case CCC qui demande à Tsui de tourner ce qui reste à ce jour son pire film : Mad mission 3. Seulement voilà, les spectateurs se ruent sur ces nouvelles aventures du James Bond cantonais interprété par la star Sam Hui, où il tient la vedette avec Karl Maka, le comique chauve. Film absolument débile, Mad mission 3 remet certes en selle Tsui Hark, mais le cinéaste est si déçu par le système des studios qu'il décide de fonder le sien. La date précise en est le 24 mars 1984. Son épouse Nansun Shi en tiendra les rênes. Son studio s'appellera la Film Workshop et le premier tourné sera Shanghai Blues.
Dans Shanghai Blues, Tsui Hark décide de faire ce qu'il veut et ce qui lui plait. Il est assez difficile de qualifier le film : film d'époque, romance, film politique, comédie, film musical. A la fois tout cela et en même temps, aucun genre ne prend le pas sur un autre. Shanghai Blues commence sur une affiche qui appelle les Chinois à lutter contre les envahisseurs japonais. Nous somme en 1937, les soldats se préparent à entrer en guerre. L'effervescence de la population est palpable. La foule s'inquiète. En revanche, les occidentaux continuent leurs vies d'oisiveté comme si de rien n'était. Un étranger se rend dans la concession française pour passer la soirée dans un cabaret, accompagné d'une jeune chinoise. Tsui Hark nous le montre arrogant, comme il l'avait déjà fait dans L'Enfer des armes et comme il continuera de la faire dans Il était une fois en Chine. Sa haine des occidentaux, à la limite du racisme, se cantonne ici à un vague nationalisme qui ne nuira pas à la beauté de Shanghai Blues.
Dans ce cabaret, on fait la connaissance de Shu Pei-lin. Elle est danseuse et chanteuse. Pas franchement vedette du show, qui reste assez minable, mais avec un fort tempérament. Elle ne se laisse pas faire par ses collègues, vraies pimbêches, ni par son patron, crassement libidineux. Lorsque les Japonais commencent à bombarder Shanghai, la panique gagne la ville. Shu se réfugie sous un pont. Elle y croise Dong, gentil jeune homme désargenté qui œuvre aussi dans le monde fabuleux du spectacle, mais avec encore moins de gloire que Shu. Dans le noir de la ville, ils ont à peine le temps de faire connaissance qu'ils se séparent après s'être embrassés. Rencontre romantique qui devrait sceller leur relation, mais Tsui choisit de compliquer les choses pour le plus grand bonheur du spectateur.
Séparer les deux tourtereaux pour mieux les réunir, tel semble être le leitmotiv du cinéaste. Tout redémarre dix ans plus tard. Dong est toujours en quête de petits boulots. Shu continue ses spectacles. Tsui rajoute, pour corser l'histoire, une deuxième jeune fille, Escabeau, qui débarque de sa campagne natale, toute naïve et innocente, pour vivre dans la grande ville. Le hasard la mettra sur le chemin successivement de Dong puis de Shu, sans qu'aucun d'eux ne se rende compte que tout le monde se connaît, que le monde est décidément minuscule et que l'amour a ses raisons que la raison ignore. Tsui Hark est un grand romantique et compose deux très jolis portraits de femmes. Les quiproquos se succèdent à toute vitesse. Les situations triviales (Dong nu sous la douche, Escabeau avec le pyjama de Dong, Shu montrant sa culotte pendant son tour de chant...) sont également révélatrices des contraintes sexuelles et comportementales du Shanghai des années 1940. En 1984, rien n'a changé bien sûr, suggère ironiquement Tsui Hark.
On ne savait pas que Tsui Hark était aussi doué pour la comédie romantique. Et pour la comédie, tout simplement. Shanghai Blues regorge de moments hilarants de pur burlesque. Tsui a particulièrement soigné ses personnages secondaires : la jeune assistante au cabaret, timide et maladroite qui tombe amoureuse d'un bègue. Les clochards toujours ivres qui squattent sous le pont où se rencontrèrent Dong et Shu. Le personnage de Shing Fui-on, habitué aux rôles de méchants, qui campe ici un garde du corps benêt. La Présidente Yu qui organise un concours pour trouver une Miss Calendrier. Tous, bien qu'ils n'apparaissent que le temps de quelques scènes durant tout le film, existent réellement. Et Tsui se montre à la hauteur. L'humour cantonais est du coup totalement compréhensible. Vingt ans pour s'apercevoir que Shanghai Blues est drôle. D'autant plus drôle que le ton du film est en total contraste avec la situation que vivent les personnages en particulier et les Chinois en général. Tsui nous décrit un Shanghai de 1947 très pauvre, où chaque grain de riz coûte une fortune, où chaque yuan gagné est une victoire sur le lendemain.
Mais Tsui Hark réserve encore une plus grande surprise à ses spectateurs : les chansons. Sans être une comédie musicale, Shanghai Blues fait la part belle à la musique et à la danse. Son film marque sa première collaboration avec James Wong. Leur travail commun a donné à la plupart des films de Tsui une ambiance spécifique où la musique en dit bien plus que les dialogues. Ici, le tango, les chansons d'amour (dont celle que Dong essaie de vendre à une vedette), les instruments de musiques (tuba, violon) caractérisent les personnages. Les décors et les costumes des scènes musicales sont particulièrement réussis et évoquent ceux des comédies musicales américaines de la grande époque. Un bonheur pour les yeux et les oreilles.
Avec Shanghai Blues, Tsui Hark gagne son pari d'indépendance artistique. Le film sera un énorme succès au box office. La recomposition d'une Chine du milieu du 20ème siècle se poursuivra avec autant de bravoure dans Pékin Opera Blues (sa séquence d'ouverture frôle le sublime) que l'on espère voir distribué sous nos contrées très bientôt. Puis, la Film Workshop continuera sa glorieuse et flamboyante route pendant une décennie où les grands films se succéderont. Mais tout ceci est une autre histoire...
Jean Dorel
Shanghai blues (上海之夜, Hong Kong, 1984) Une merveilleuse comédie romanesque de Tsui Hark avec Kenny Bee, Sylvia Chang, Sally Yeh, Lolette Lee, Shing Fui-on, Manfred Wong, Tin Ching, Wong Man.
DVD édité en 2005 par Metropolitan HKVidéo

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